Migrations relationnelles - L’éthique comme vocation

L’Europe ne vivrait-elle pas un passage qui a été décrit en philosophie par la migration du « Je » vers le « Nous » ? A la Fondation Josefa, nous expérimentons le penser, dire et vivre notre vision « Tous Migrants », exercice exigeant, tant le siècle des Lumières a marqué notre pensée et notre langage par un certain « Je » et tant, au XXème siècle, Nietzsche a anéanti un certain « Je » par son nihilisme…

Je suis une personne dans ce monde, avec un passé qui est le mien et un avenir qui l’est également. J’ai une identité qui se distingue de l’environnement dans lequel je vis. Quand la parole d’autrui m’atteint, je prends conscience du monde autour de moi, des choses comme des personnes. Cette parole me donne de réaliser la distance qu’il y a entre moi, les choses et les autres. Quand je regarde l’autre personne, je rencontre une résistance, une nudité, une fragilité ; je rencontre autrui dont le regard signifie : tu ne tueras pas ! C’est la faiblesse de l’autre qui arrête le mouvement de mon « Je » qui se constitue. Ce regard de l’autre signifie une nouveauté : l’impossibilité de réduire l’autre au sens que je voudrais lui donner. L’expérience d’autrui, Levinas l’appelle l’expérience de l’infini.

Quand l’autre en face de moi commence à parler, cette expérience est renforcée. L’autre parle, je ne peux qu’accueillir ce qu’il dit. Notre « Nous » se constitue. Par le fait qu’il entre dans ma vie, émerge aussi la possibilité de la justice comme de l’injustice. Nous sentons intuitivement si notre relation avec une autre personne est ajustée et en équilibre ou pas. L’harmonie ou le conflit sont à l’ordre du jour. Au-delà de la rencontre interpersonnelle, il y a tous ceux qui sont présents dans cette rencontre sans avoir la possibilité d’être présents au rendez-vous. Appelons-les le Tiers. En admettant ce Tiers au rendez-vous, la notion de la justice entre deux personnes s’élargit vers la notion d’égalité, avec ses difficultés d’appréciation. Les normes morales et légales apparaissent à ce niveau et rendent justice à la présence de ce Tiers. L’expérience de la rencontre face à face n’est pas possible d’une manière universelle. Nous sentons néanmoins que la rencontre entre deux personnes est davantage porteuse de sens au-delà de la rencontre elle-même. Ceci apparaît aisément dans le langage lors d’une crise : confrontés à une situation d’injustice, nous nous référons à des notions qui touchent davantage à l’universel qu’à la situation précise.

Retournons à la rencontre entre deux personnes. Dans la rencontre, nous vivons un arrêt de l’auto-constitution et une séparation du moi. Le moi devient responsable devant autrui. Il y a un Sens qui apparaît dans ma vie, un Désir qui émerge de vivre pour l’autre. Et puis, il y une Communion, le début d’une histoire commune possible, soit pour un travail commun, un bout de chemin ensemble ou une vie commune. L’arrêt de l’auto-constitution amène la relation. Cette relation dépend de la capacité d’accueil : il y a une autonomie et une spontanéité de l’accueil de l’autre : une sollicitude. La sollicitude ne s’ajoute pas du dehors à l’estime de soi, mais elle en déplie la dimension dialogale. La sollicitude et l’estime de soi ne peuvent se vivre l’un sans l’autre (Paul Ricœur). Le telos est modifié par la rencontre d’autrui. Une relation s’instaure dans la rencontre, même si elle est inégale. La relation qui pousse le plus loin dans la direction de la justice est l’amitié. Des traits essentiels de l’amitié sont la mutualité ou la réciprocité. Selon Aristote, l’amitié suppose un vivre ensemble et une intimité. De la relation naît le désir d’une œuvre commune.

L’œuvre commune par excellence naît dans la famille. Dans une famille, noyau de la société, l’enfant reçoit son enracinement et la liberté reçoit son substrat. Le substrat, c’est sa participation à la nature humaine. La liberté se construit à partir de ce que l’enfant vit dans la famille et, plus tard, dans la société.

Dans la société, l’action de l’adulte sert l’œuvre dans laquelle la société s’est engagée. Le partage d’un destin commun résulte en une augmentation des possibilités et un pouvoir en commun pour des personnes qui vivent ensemble. Cette action est portée par des institutions. L’institution est une réalité sociale. Elle est comme la demeure du sens, du telos et du Nous. Est-elle supérieure aux individus ? Paul Ricœur évoque l’institution comme un système de distribution. Elle n’existe que dans la mesure où des individus y prennent part. Elle n’est pas une entité à part mais elle ne se réduit pas à eux. Elle règle la distribution des rôles. Elle est un système qui dépasse les individus, porteurs de rôles. L’institution est un système de relations qui tient sa durabilité de l’engagement des personnes. C’est de là même qu’elle tient aussi sa fragilité.

Dans nos migrations relationnelles, nous passons du « Je » au « Nous ». L’enfant grandit seul ou entre frères et sœurs, demi-frères et demi-sœurs, cousins, oncles, tantes ou bien encore avec des amis. Il grandit pour devenir adulte. Il fonde un foyer. L’adulte quitte sa maison pour aller au travail. Il assume son métier, ses collègues. L’adulte vit dans son pays ou choisit l’expatriation ou est forcé de s’exiler. A chaque étape de vie, le « Je » grandit en même temps que l’auto-constitution est arrêtée par le « Nous », altéré, revisité, amendé par des rencontres. En société comme en famille, le « Nous » donne au « Je » de grandir quand il se reprend, quand il vit des mutations, quand il s’arrête.

Il me semble que cette pensée est applicable aussi bien dans la Maison Josefa, entre nous tous Migrants, qu’en négociations inter-gouvernementales. Le monde appartient à tous. C’est seulement dans le passage du « Je » au « Nous », à travers tous les niveaux institutionnels, que nous trouverons un modus vivendi qui nous permettra de vivre en paix en ce monde.

La Maison Josefa

La Maison Josefa est un lieu de passage du « Je » vers le « Nous » parce que ce lieu de passage est l’hospitalité. L’hospitalité est une question d’être et non pas de faire, d’où, par exemple, notre difficulté à répondre aux sollicitations des bénévoles qui frappent à la porte. Josefa en a besoin, s’ils acceptent le passage du « Je » vers le « Nous ».

L’hospitalité est en même temps une condition de survie à cause de l’interdépendance des vivants. Nous sommes tous un jour entrés dans une maison, pour la première fois, amenés par quelqu’un, pour la majorité entre nous, portés par une mère ou un père dans la maison, suite à notre naissance. Nous avons reçu l’hospitalité dans notre milieu familial. Au sein de la maison, nous avons grandi avec des vas et viens, des entrées et sorties vers des lieux divers : la crèche pour enfants, l’école, l’université pour certains, le travail, le sport, la musique, le cinéma... Nous tissons des liens entre des lieux de vie qui nous accueillent.

Ces lieux de vie deviennent des lieux de rencontre, entre pairs et leur professeur, l’employeur, les collègues, l’entraineur, un écran de cinéma, un orchestre... Nous tissons des relations courtes, interpersonnelles et longues, via des institutions avec d’autres institutions. Chaque rencontre me touche, m’imprègne, m’habite. Certains iraient jusqu’à dire que je deviens une partie de chaque personne que je rencontre. Je passe de lieux en lieux et de relations en relations. Parfois, je m’arrête, des amitiés se tissent, un mariage est conclu, un couple s’engage ou se désengage. Certaines relations s’approfondissent, d’autres restent à la surface, d’autres encore se perdent ou se brisent.

Des migrations relationnelles ? Je vais d’une personne à l’autre, d’un lieu à l’autre en y rencontrant d’autres personnes, d’une institution à l’autre. Je vais d’un lieu à l’autre, seule ou avec une personne avec laquelle je partage le chemin ; les chemins se croisent, se perdent dans ce monde. Lieux d’hospitalité, lieux de rencontres, lieux de conflits, lieux d’apaisement, lieux de passage, lieux de vie, lieux d’exil, lieux d’amitiés.

Sigrid