Mais où est donc passée la raison ?

En 1960, l’abbé Pierre évoquait les trois bombes qui, selon Einstein, menaçaient alors l’humanité. D’abord, la bombe atomique, menace qui n’était pas illusoire à l’époque, en pleine guerre froide ; ensuite, labombe démographique, accroissement incontrôlé de la population mondiale, grosse de famines, de chômages et de conflits ; enfin, la bombe la plus redoutable en même temps que la plus inattendue : l’information…

Au moment où l’abbé Pierre s’exprimait, nous étions encore plusieurs décennies avant l’internet, avant la révolution informatique, avant l’invention des téléphones portables, toutes techniques qui ont décuplé les capacités de communication. Son argument : toute information, de n’importe quelle partie du monde, devenait accessible à l’ensemble de la planète ; ainsi, quasiment tout le monde peut savoir ce qui se passe ailleurs, et, surtout, comparer sa situation avec celle des autres : rapprochement lourd de menaces, potentiellement subversif.

Mais, il est un autre effet ou dégât collatéral de cette bombe qui n’était pas encore manifeste en 1960 : l’overdose d’informations qui nous submerge désormais chaque jour. Une bonne partie de cette information nous atteint à travers des images qui s’adressent à notre sensibilité, provoquant un "attendrissement superficiel"[1]. Ces reportages émouvants, qui nous atteignent dans le confort de nos maisons, nous font vivre dans une véritable schizophrénie entre le contenu des images, véritable kaléidoscope, et nos situations personnelles. Nous sommes ainsi saturés d’émotions qui se bousculent et se remplacent au jour le jour, l’une chassant l’autre : aujourd’hui, ce sont des inondations ; le lendemain, les « vagues de migrants » ; ce sera ensuite un typhon au Philippines, un glissement de terrain ailleurs, un attentat en Turquie… Que faire de toutes ces informations ? Que faire de toutes ces émotions ? Que produisent-elles en nous ?...

Avec le Pape François, il est possible de reconnaître qu’"il y a celui qui est bien informé, écoute la radio, lit les journaux ou assiste aux programmes télévisés, mais il le fait de manière tiède. Ces personnes connaissent vaguement les drames qui affligent l'humanité mais elles ne se sentent pas impliquées" ; et il faut constater le résultat de cette saturation d’informations : "l'augmentation des informations ne signifie pas une augmentation de l'attention aux problèmes (...) et peut entraîner une certaine saturation qui anesthésie et relativise leur gravité". L’excès d’émotions joint à notre impuissance à agir sur les événements nous rend même souvent indifférents à ce dont nous sommes témoins par médias interposés, paralysant notre capacité de réflexion. Ainsi, dans un parfait cercle vicieux, nous déléguons notre responsabilité aux pouvoirs publics ou à la communauté internationale qui se trouvent aussi impuissants que les citoyens que nous sommes qui s’en sont remis à eux. Des décisions sont prises mais elles ne vont pas aux fondements des événements.

Une conséquence de ce mécanisme d’excès d’informations est que ces messages qui évoquent "les tragiques conséquences" de la violence finissent par entraîner une "indifférence qui a dépassé nettement le domaine individuel pour prendre une dimension globale" et le refus de s'engager dans la "solidarité" à tous niveaux. L’engagement demande de dépasser l’émotion pour penser les situations dans leur complexité afin de prendre de justes décisions.

En matière de migration, il y a un enjeu de déconstruction des préjugés portés, via les médias, par quelques leaders xénophobes qui entretiennent la peur et le racisme. Il est bon aussi de questionner les politiques migratoires nationales et européennes qui, malgré leur échec, veulent protéger certains au lieu d’organiser l’hospitalité de tous, en particulier de milliers de personnes dont la présence peut se faire opportune, aussi bien pour le déploiement des économies que pour le renouvellement des valeurs sociétales (culturelles et convictionnelles).

« C’est l’esprit qui fait vivre »[2] : plus que jamais, nous avons besoin d’un sursaut spirituel faisant appel à l’intelligence humaine et à ses capacités de sagesse : homo sapiens, pas seulement homo faber, grisé par ses prouesses techniques, s’efforçant de comprendre la complexité de notre planète actuelle et de son avenir.

A sa mesure, à Bruxelles, par un vivre-ensemble partagé entre co-résidents, migrants, pour certains forcés à l’exil, pour d’autres libres de leurs déplacements, la Maison Josefa veut apporter, aussi bien par la réflexion que par l’action, sa contribution à l’entreprise commune qu’est la construction éthique et durable d’un monde mieux ajusté à chacun. Dans une conjoncture complexe et difficile en matière de migrations, Josefa encourage des voies transitoires d’informations ouvrant sur des décisions éthiques et des engagements durables afin de cheminer ensemble, en confiance, et en raison, au service de la paix de notre maison commune : notre humanité.


[1] Message du Pape François pour la Journée mondiale de la Paix du 1er janvier 2016.

[2] Evangile selon Saint Jean, 6, 63.