Libres réflexions sur le temps et l’espace

Sur ma carte d’identité, deux données principales me situent dans l’existence. Un lieu : je suis né quelque part ; une date : je suis né à un moment du temps, selon le calendrier de ma culture…

Comme plusieurs enfants peuvent être nés le même jour et au même endroit, elles sont complétées par deux autres : fils/fille de X et de Y, mon père et ma mère.

A partir de ce « là », local et temporel, « via est in motu », qu’on peut traduire : « la vie est dans le mouvement », mais aussi « dans le changement » ; elle se déploie dans le temps, le changement ; et dans l’espace, le mouvement.

Il est clair que, quand je remonte le temps pour comparer les années de mon enfance à ma carrière professionnelle ou à ma vie intellectuelle, spirituelle et affective, le changement s’impose de façon éclatante : tout au cours de mon existence, j’ai effectué un parcours dont je peux identifier les étapes, les tournants, les progressions et les reculs. Ma vie s’est bien réalisée à travers des multitudes de changements, certains imperceptibles, mais aussi des discontinuités, des ruptures : au cours du temps, j’ai bougé, j’ai changé, j’ai évolué, je me suis déplacé en moi-même. Le changement a touché aussi bien mon corps que mon esprit : dans le tourbillon des cellules, le premier a grandi, s’est développé jusqu’à atteindre sa taille adulte, pour s’affaiblir ensuite, s’affaisser, se dégrader peut-être ; le second s’est déployé depuis l’apprentissage de ma langue maternelle et la découverte du monde jusqu’aux plus hautes performances intellectuelles, professionnelles, spirituelles et affectives avant d’être touché par « les ravages de l’âge ». Ainsi, ma vie se joue dans un changement et un déplacement permanents : c’est une constante migration intérieure, physique et spirituelle.

Mais les changements de ma vie se sont joués aussi dans l’espace et le mouvement. « Né quelque part… sur les trottoirs de Manille, de Paris ou d’Alger, pour apprendre à marcher », je suis appelé, dès la naissance, à bouger et à me déplacer. Me viennent alors à l’esprit un certain nombre de mots qui se rattachent au lieu où les hommes naissent, vivent et meurent : les habitants, les résidents, les propriétaires, les sédentaires, les indigènes, les autochtones, les aborigènes… ; par opposition, à ceux qui ne restent pas sur place : les nomades, les voyageurs, les aventuriers, les explorateurs, les pèlerins, les migrants, les réfugiés... Deux types de populations, apparemment distinctes et séparées, pourtant, ne sommes-nous pas, par certains côtés, l’un et l’autre ?

Qu’est-ce qui met l’être humain en mouvement ? Sans doute, sa première sortie est-elle biologique : c’est l’expulsion du sein maternel au moment de la naissance : et déjà, dès ce moment-là, « vita est in motu », la vie commence dans le mouvement et le changement. Mais, après cette sortie initiale qui inaugure la vie, qu’est-ce qui pousse l’être humain hors de chez lui, jusqu’à quitter son lieu de résidence, là où il est né et a vécu ? Les raisons sont multiples.

Il est probable qu’à l’origine ce sont les besoins de subsistance, la recherche de nourriture qui a fait déplacer les hommes ; certaines populations nomades comme les Pygmées continuent aujourd’hui de vivre de cueillette et de chasse. Toutefois, assez tôt, certains ont commencé à cultiver la terre et donc, à s’installer. Le mythe de Caïn et Abel évoque ce conflit entre pasteurs et cultivateurs, tandis que la séparation d’Abraham et son neveu Loth, éleveurs nomades tous les deux, provient d’une querelle entre leurs bergers pour la concurrence sur les pâturages.

Tout au long des âges, des phénomènes naturels comme les sécheresses et les famines qui en ont découlé, des tremblements de terre, des inondations et des glissements de terrain ont obligé des gens à quitter leur territoire pour chercher refuge ailleurs.

Divers dangers ont aussi chassé des populations de chez elles : beaucoup ont fui les conflits et les guerres, les razzias et autres chasses à l’homme pour enlever des personnes et les réduire en esclavage, dont toute l’histoire de l’humanité est le récit, plus que jamais aujourd’hui où les migrants forcés et les déplacés qui cherchent à échapper aux bombardements ou aux assassinats se comptent par millions sur la planète.

La curiosité, l’esprit d’aventure, la recherche de biens rares et de la richesse ont toujours poussé l’humanité à aller voir ailleurs, au-delà de l’horizon. Avant notre ère, les Phéniciens s’aventuraient déjà audacieusement sur la Méditerranée aux risques de naufrages. Dans les temps modernes, ce sont les diverses « routes » : de la soie, des épices, du jade… jusqu’à la découverte de l’Amérique à travers la voie de l’océan. Et aujourd’hui, après avoir fini d’explorer la planète, c’est vers l’univers tout entier que l’homme tourne sa curiosité insatiable.

Même si nous ne participons pas tous aux migrations physiques et multiples que vivent beaucoup de nos contemporains, elles nous traversent et nous travaillent, rejoignant et stimulant notre migration intérieure, en sorte que, d’une manière ou d’une autre, nous sommes tous en migration, nous sommes tous migrants. La rencontre de celui ou de celle qui, obligé/e de quitter son pays, est arrivé/e « chez nous » qui n’avons pas eu à nous déloger devrait aviver ce sentiment de ce que nous sommes tous et renouveler notre regard sur nous-mêmes comme sur nos hôtes.

C’est à cette conversion du regard et du comportement de chacun qu’invite la Fondation Josefa : convaincue que la rencontre et l’accueil réciproques, dans une parfaite réciprocité, si asymétrique soit-elle, enrichissent à la fois l’hôte qui accueille et l’hôte qui est accueilli, elle offre un toit à des personnes réfugiées qui, après avoir quitté leurs biens et leur famille, sont parvenues jusque « chez nous », à travers une migration souvent douloureuse et fragilisante, ainsi qu’à des ressortissants européens qui souhaitent partager leur existence et leur vulnérabilité respectives. La Maison Josefa dont les plans ont été finalisés et déposés au service de l’urbanisme de la Région de Bruxelles nous convie, dès maintenant, les uns et les autres, durant sa gestation.